jeudi 4 mai 2017

Discours de Robert Ejnes à la Cérémonie du Souvenir des victimes et héros de la Déportation

Cérémonie du souvenir des victimes et des héros de la Déportation
Dimanche 30 avril 2017
Intervention de Robert Ejnes, président de la Communauté juive de Boulogne

Nous sommes réunis ce matin pour rendre hommage aux victimes et aux héros de la déportation.
Nous venons de lire le nom de tous ceux, boulonnais, qui ont été arrêtés par la police française avant d'être déportés et pour la plupart exterminés dans les camps d'extermination. Ils avaient fréquenté cette synagogue, assis sur les bancs aux places que vous occupés ce matin.
A Boulogne, cette cérémonie revêt un caractère particulier puisqu'un office religieux est célébré chaque année dans ce cadre, chaque année dans un lieu de culte différent, à l'église, au temple protestant ou à la Synagogue.
Nous avons donc ce matin le privilège d'accueillir cet office avec émotion et avec gravité.
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Nous sommes ici ce matin pour nous souvenir des morts et des héros de la Déportation, pour rappeler la mémoire de 6 millions de juifs assassinés dans les chambres à gaz et dans des assassinats de masse dont on aurait tant à dire.
Sans oublier bien sûr
Les personnes handicapées physiques et mentales
les roms
les homosexuels
les ecclésiastiques catholiques, témoins de Jéhovah, les francs-maçons, les communistes, les socialistes, les sociaux-démocrates et les dirigeants syndicaux
Comme le soulignait Elie Wiesel, "En ce temps-là, tous les juifs étaient victimes, même si toutes les victimes n'étaient pas juives."
Nous sommes ici aussi pour souligner le rôle des justes parmi les nations, ces hommes et ces femmes, qui ont sauvé des juifs souvent au péril de leur vie parce qu'en cette période noire de l'histoire "ils étaient restés des Hommes", et des résistants qui ont souvent - en le payant de leur vie - lutté contre la "peste brune".
Mais à quoi bon rappeler l'histoire, si ce n'est pas pour en tirer les leçons.
Et aujourd'hui plus que jamais depuis cette période terrible de notre histoire nationale et européenne, nous sommes inquiets.
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La première leçon est de dire les choses. Depuis 70 ans, nous avons les informations, dont certaines ne sortent que maintenant. Nous avons ainsi appris la semaine dernière de l'analyse des archives que les alliés savaient pour les camps d'extermination …
Or paradoxalement, plus nous savons, plus des voix s'élèvent pour nier les faits, les transformer, les mettre en doute. A l'heure des autoroutes de l'information, du savoir mis à la disposition de chacun grâce à Internet, au lieu de savoir LA vérité, on remet en cause, on transforme, on évoque des complots, on sème le doute…
Un exemple : certains refusent de parler des juifs quand on parle de l'extermination nazie. On parle au mieux de déportés confessionnels. Le plus grand massacre de tous les temps a eu lieu ici, en Europe, contre les Juifs. Ils étaient plus de 9 millions en Europe en 1939 ; plus des 2/3 ont été exterminés … pour la seule raison qu'ils étaient juifs.
Rappelons - avec les mots de Vladimir Jankelevitch-, que "L’extermination des Juifs ne fut pas une flambée de violences : elle a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée, systématiquement perpétrée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé ; elle répond à une intention exterminatrice délibérément et longuement mûrie ; elle est l’application d’une théorie dogmatique qui existe encore et qui s’appelle l’antisémitisme."
Vouloir parler de la Déportation sans parler explicitement des juifs, c'est déjà une forme de révisionnisme.
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Nous avons une responsabilité. Nous, qui avons connu les témoins, et avons entendu leur histoire, nous avons aujourd'hui la lourde tâche de faire en sorte que leur témoignage ne s'éteigne pas. Plus que ça, alors que des voix s'élèvent pour nier l'histoire ou pour la réviser, la banaliser, nous devons rester vigilants.
Car « Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde. », cette réplique célèbre d'une pièce de Bertolt Brecht en 1941.
Or aujourd'hui, lorsqu'on tape "la bête immonde" sur Google, on arrive d'abord sur le film antisémite et négationniste de l'infâme Dieudonné, vidéo vue 416 848 fois sur internet.
Et c'est là un des problèmes de notre société, à ne plus savoir distinguer le vrai du faux.  A ne pas oser condamner l'infamie, au nom d'un prétendu droit d'expression, cet antisémite multirécidiviste continue à se produire dans des salles de spectacles avec des propos racistes, antisémites, négationnistes, … et antisionistes …
Faut-il rappeler que l'antisionisme n'est pas la critique de la politique de l'Etat d'Israël, mais la remise en cause de son existence.
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Est-ce nouveau ? Non certainement pas. Le philosophe Vladimir Jankelevitch nous avait prévenus dès les années 60:
"Ce secret honteux que nous ne pouvons dire est le secret de la Deuxième Guerre mondiale, et, en quelque mesure, le secret de l’homme moderne : sur notre modernité en effet l’immense holocauste, même si on n’en parle pas, pèse à la façon d’un invisible remords. Comment s’en débarrasser ? Le crime était trop lourd, la responsabilité trop grave. Comment vont-ils se débarrasser de leur remords latent ?
L’« antisionisme » est à cet égard une introuvable aubaine, car il nous donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. II ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort, C’est ainsi que nos contemporains se déchargent de leur souci. Car tous les alibis sont bons, qui leur permettent enfin de penser à autre chose."
Jankelevitch - dans l'Imprescriptible - en 1965
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Pourtant, au lendemain de la 2ème Guerre mondiale, on aurait pu imaginer que le monde, horrifié par les informations sur la Shoah, aurait réagi, et peut-être même éradiqué le fléau de l'antisémitisme.
Mais après être resté tapi pendant plus de 50 ans,  une nouvelle vague antisémite est apparue en France depuis le début des années 2000.
Puis ce fut Ilan Halimi en 2006, le premier juif à être assassiné en France pour la seule raison qu'il était juif. Puis en 2012, à l'école Ozar Hatora de Toulouse un professeur, le Rabbin Jonathan Sandler, ses deux enfants Gavriel et Arieh, ainsi que la petite Myriam Monsonégo, ont été assassiné … parce qu'ils étaient juifs. Et le 9 janvier 2015, après l'attentat contre Charlie Hebdo, Yohav Hattab, Yohan Cohen, Philippe Braham et François-Michel Saada ont été assassinés à l'Hyper Cacher de Vincennes … parce qu'ils étaient juifs.
Au 21ème siècle on a tué des juifs en France pour la seule raison qu'ils étaient juifs.
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Parler de la déportation, c'est aussi interpeller le monde non seulement pour son histoire, mais pour son présent et pour son avenir.
Nous vivons en ce moment un nouveau génocide.  Les Chrétiens d'orient et les Yazidis sont actuellement les victimes de Daesh.
C'est aussi notre responsabilité d'interpeller les politiques pour que tout soit fait pour arrêter ce terrible assassinat et pour que ces victimes soient protégées.
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Et cela nous amène à parler de politique.
Comment peut-on accepter dans le débat politique d'aujourd'hui, Mme Le Pen remette en cause la responsabilité de la France dans les rafles de juifs ?
Rappelons le discours de Jacques Chirac en juillet 1995 :
"Il est, dans la vie d'une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l'idée que l'on se fait de son pays. Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l'on ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l'horreur, pour dire le chagrin de celles et ceux qui ont vécu la tragédie. Celles et ceux qui sont marqués à jamais dans leur âme et dans leur chair par le souvenir de ces journées de larmes et de honte. Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. "
Nous devrons nous mobilier pour dire la France que nous ne voulons pas.
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Cette cérémonie doit nous interpeller si nous voulons rappeler la mémoire des morts dans les camps n'extermination nazis, dont la grande majorité étaient juifs.
Ecoutons encore Vladimir Jankelevitch : "Les Juifs étaient persécutés parce que c’étaient eux, et non point en raison de leurs opinions ou de leur foi : c’est l’existence elle-même qui leur était refusée ; on ne leur reprochait pas de professer ceci ou cela,  on leur reprochait d’être."
En leur nom, au nom des boulonnais déportés et exterminés, dont nous avons lu les noms pour rappeler leur mémoire, au nom de mes grands-parents maternels, Bracha et Srul Sapsa déportés dans le convoi n°38 de Drancy le 28 septembre 1942. Ma Grand-mère a été gazée en arrivant à Auschwitz. Mon grand-père Srul a survécu. Il est revenu en 1945. Il est mort en 1963 sans avoir parlé de l'enfer qu'il avait vécu pendant ces 3 ans.
Puissent leurs mémoires, ainsi que celle des 6 millions de nos frères et sœurs juifs assassinés pendant la Shoah, être une bénédiction pour chacun d'entre nous.

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